Cette explosion de la société iranienne n’est pas un phénomène du jour au lendemain
Par Behzad Naziri
Behzad Naziri, ancien journaliste, il est membre de la commission des affaires étrangères du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI). Il est intervenu le 26 avril 2023 lors d'une conférence à l'initiative de l'European Stratégic Intelligence And Security Center (EISISC) au Press Club de Bruxelles Europe. A travers son expérience personnelle il décrit la trajectoire d'un régime qui est en danger face à une contestation générale menée par une résistance organisée. Il dénonce également les effets néfastes d'une pseudo-opposition. Il réponds à la question de ce colloque: « Après sept mois de soulèvement, le régime des mollahs est-il menacé ? »
Je vais répondre à la question de ce colloque depuis les donné de l'intérieur de mon pays. Tout simplement, la réponse à cette question, sept mois de soulèvement, le régime des mollahs est-il menacé ? Oui, il est menacé. La menace est existentielle, c'est à dire il est menacé par un renversement par les Iraniens. Ce n'est pas moi qui réponds à cette question, c'est la rue iranienne qui répond. La rue répond que c'est l'année fatale. Il y a un slogan, très connu, qui fait mouche. Il suffit de regarder un peu les vidéos sur les réseaux sociaux. En persan ça rime bien : « Emsâl sâlé khouné, seyed Ali Sarnéguouné ». Ce qui veut dire : C'est l'année du sanf, Szyzd Ali y sera renversé ». Seyed Ali, c'est le nom le prénom de Khamenei, du guide du régime. L'année iranienne, commence avec l'équinoxe du printemps, le 21 mars. Donc on est à peine un mois de notre début d'année iranienne, le Norouz.
Quand les gens disent « l'année du sang », c'est à dire que ce un peuple qui a démontré ces sept mois durant qu'il n'a pas peur de cette répression terrible, sanglante. On est à 750 morts, dont plus de 60 enfants. On est à 30 000 arrestations. Le chef de l'appareil judiciaire à récemment dit que le régime a amnistié 22 000 des personnes arrêtées. Vous pouvez imaginer que s'ils ont amnistié 22 000, combien ils ont maintenu dans les geôles ?! Nous, à travers le réseau de la Résistance iranienne, nous avons annoncé plus de 750 morts et 30 000 arrestations, dont 3 626 personnes, des sympathisants de l'OMPI, qui sont soit arrêtées, donc sous la torture aujourd'hui, soit ont disparus. Les parents n'ont pas de traces de leurs enfants.
Une expérience personnelle de la dictature des mollahs et de ses prisons
C'est vrai que je suis en exil depuis quand même quelques décennies, mais je n'ai jamais rompu les ponts avec l'intérieur de mon pays. Cet intérieur, je l'ai vécu vu, je l'ai vécu à la fois de l'intérieur des prisons, je l'ai vécu en tant que journaliste, j'ai travaillé à l'Agence France Presse à Téhéran pour de nombreuses missions de toutes sortes, y compris des interviews avec l'actuel guide suprême qui, à l'époque, était le président des mollahs, mais aussi des missions plus ou moins risquées. En tout cas, comme journaliste de l'AFP, j'ai aidé les journalistes francophones, pas forcément français, mais belges, suisses… à mieux comprendre cette répression qui s'installait en Iran après la chute du Shah, parce qu'on est dans le début des années 80. Cela m'a valu une arrestation après l'exécution de ma sœur. Ma sœur aussi était journaliste à la télévision iranienne, une professionnelle. Elle était peintre, artiste, musicienne, exécutée à l'âge de 24 ans, parce que le régime ne voulait pas de journalistes militantes, surtout dans un lieu comme la radiotélévision officielle donc, quelques jours après, à mon tour, j'ai été condamné à huit ans de prison et je suis passé par la prison d'Evine.
C'est un nom que vous connaissez bien. Cette prison d'Evine, je l'ai vue à la fois du côté de la scène, de la vitrine et puis du côté, derrière les rideaux, parce que je l'ai visitée à la fois avec une équipe de TF1 et de l'AFP, parce que c'était un moment où il y avait beaucoup d'informations sur les choses terribles qui se passaient à Evine en termes d'exécution et de torture. Le régime voulait dire aux journalistes, particulièrement français, qu'il n'y avait rien, que c'était de la propagande de l'opposition. On a visité la prison d'Evine, plutôt une sorte de vitrine. On nous a montré comme si c'était un dortoir universitaire. Quelques mois après, je suis arrêté par les Pasdarans et je repasse à la même prison d'Evine, mais cette fois ci, c'est de l'autre côté du rideau, où je suis torturé. J'ai connu des choses que je ne peux pas vous raconter ici. J'ai été condamné à huit ans de prison. J'ai passé trois années dans les prisons d'Evine et de Ghezelhessar, pas loin de Téhéran. Après mon évasion, c'est mon père qui est arrêté en guise d'otage et comme ma condamnation était huit années de prison, ils ont partagé l'emprisonnement. Ils ont dit « Le fils a fait trois ans, il reste cinq ans, c'est le père qui va faire le reste. »
120000 exécutions politiques
Être otage à Évine, ce n'est pas quelque chose d'exceptionnel et l'histoire de ma famille non plus n'est pas quelque chose d'exceptionnel. C'est quelque chose qui est arrivé à des dizaines de milliers de familles iraniennes. On est, après 40 ans, à une estimation de 120 000 exécutions politiques dans les rangs de l'opposition et essentiellement des Moudjahidines du Peuple d'Iran, selon bien sûr aussi des experts de l'ONU, selon des rapports d'Amnesty International. Cela pour vous dire que je ne veux pas vous raconter de l'histoire, mais parler de l'actualité, parce que ce que je viens de vous dire, a des traits dans cette actualité. Par exemple, dans ces massacres de prisonniers politiques en Iran, il y a un nom qui surgit depuis dans les enquêtes de l'ONU, ou d'Amnesty International, c'est le nom d'Ibrahim Raïssi. Or, il se trouve qu'Ebrahim Raïssi, aujourd'hui, est à la tête de l'exécutif iranien, celui qui était membre de la commission de la mort, désigné par Khomeiny pour décider, en l'espace de quelques mois, de l'exécution de 30 000 prisonniers politiques, par un oui ou par un non. Est-ce que vous appartenez à l'OMPI oui ou non ? Alors « oui », c'était la mort. « Non », c'était encore d'autres processus, bien sûr, avant d'arriver à décider sur le sort de la personne. Mais cet Ebrahim Raïssi est à l'époque procureur. Aujourd'hui, c'est celui qui est désigné, je le dis bien désigné, parce qu'il n'y a pas de suffrage universel (digne de ce nom) en Iran, par le guide suprême pour être le président de la République des mollahs. De même que son ministre de l'Intérieur, Ahmad Vahidi, qui est sur la fameuse liste rouge d'Interpol, ce mandat d'arrêt international pour avoir été impliqué dans des attentats terroristes, aussi bien de membres éminents de l'opposition comme Kazem Rajavi que de l'attentat d'Amia à Buenos Aires dont vous connaissez l'histoire, avec plus de 85 morts, 300 blessés. Dans tous ces crimes, l'actuel ministre de l'Intérieur du régime des mollahs était directement impliqué.
On ne parle pas d'histoire, on parle de l'actualité. C'est important de faire ce lien entre cette actualité iranienne et l'histoire de ces 40 ans, parce que parfois, en regardant ces sept derniers mois, on parle comme si cette explosion de la société iranienne a été une question du jour au lendemain, comme si on regardait la superficie de l'eau avec ses vagues et on ne voyait pas les profondeurs, les raisons profondes.
Les causes profondes de la révolution iranienne
C'est pour ça que je pense que pour mieux comprendre cette situation actuelle iranienne, il faut faire la part de ce qu'on peut appeler, les causes immédiates et les causes profondes. Les causes immédiates, bien sûr, c'est ce que vous connaissez tous à travers les médias, la mort cruelle d'une jeune kurde pour avoir mal porté le voile. C'est le prix de l'essence multiplié par trois en novembre 2019, 1 500 morts en l'espace de quelques jours. C'est la hausse des prix des œufs et du pain en décembre et janvier 2018. Tout ça, étaient les causes immédiates.
Mais je pense que pour comprendre, il vaut mieux de s'attarder un peu sur ce qu'on peut appeler les causes profondes, parce que les causes qui ont donné naissance à cette situation insurrectionnelle, perdurent au-delà de sept mois. Il y a deux forces motrices. Il y a une part, c'est ce que Gérard Verspierre vient d'expliquer avec brio et détail, tout l'aspect des causes économiques, sociales. Je ne reviendrai pas là-dessus.
Mais il y a aussi ce qu'on peut qualifier de l'activité de résistance en Iran. Je veux dire par là que cette situation explosive que connaît aujourd'hui l'Iran connaît une profondeur dans la société iranienne qui s'explique par le fait que pendant ces 40 ans, l'action de la résistance n'a pas cessé, n'a pas stoppé.
40 ans de résistance
Il suffit d'aller dans les registres, il suffit d'aller voir rien que les 30 000 prisonniers exécutés en 1988, qui après 30 ans, a été reconnus comme un crime contre l'humanité, un génocide. Ce n'est pas aussi médiatisé que ce qui s'est passé à Rwanda ou à Srebrenica, mais c'est un massacre qui a eu lieu par des personnes qui sont aujourd'hui les ténors de l'actuel régime iranien. Je voudrais m'attarder surtout sur ces quatre, cinq dernières années pour expliquer cette situation explosive récente.
Au facteur que Gérard Vespierre vient d'expliquer sur le plan économique social, je voudrais aussi ajouter l'effet du Covid en Iran, parce qu'il ne faut pas oublier que l'Iran a fait exception. Il ne faut pas comparer la méthode de Khamenei vis à vis de fléaux de Covid en Iran à ce qu'on a appelé la méthode chinoise ou la méthode finlandaise ou la méthode américaine. Mais non, c'était la méthode des mollahs iraniens. C'était à peu près un demi-million de morts causé par un Khamenei qui a interdit très clairement les vaccins américains et britanniques et en quelques lieux aussi français pour dire que c'était Haram. Bien sûr, c'est une autre forme de tuerie massive. On vous a parlé des tueries massives de la population dans les prisons, mais il y a aussi des tueries massives de cette manière-là que le régime a imposé pour freiner la situation insurrectionnelle.
Et pourtant cette situation insurrectionnelle a quand même surgit dès la moindre étincelle. C'est l'ensemble de ces facteurs, y compris l'effet du Covid ces dernières années, qui a fait réfléchir la résistance iranienne, particulièrement l'organisation des Moudjahidines du peuple d'Iran, qui est la composante la plus organisée, à réfléchir sur la formation d'unités de résistance qui seraient capables d'organiser, de mener, d'orienter cette colère populaire.
C'est une erreur de croire ce qui s'est passé en Iran ces derniers mois est complètement spontané
Ça serait une erreur d'analyse et une erreur qui va se démontrer tôt ou tard de croire que tout ce qui s'est passé en Iran depuis maintenant ces sept, huit derniers mois a été quelque chose de complètement spontané. Je ne dis pas que tout a été organisé, mais je dis effectivement qu'il a existé une organisation sur le terrain. Cela peut se voir à travers la coordination des slogans et les différentes formes que prennent les actions de résistance. D'ailleurs, il suffit de voir aussi les réactions du régime de mollahs, les rapports confidentiels des services de renseignement iraniens, particulièrement du ministère de Renseignement. On peut lire dans ces rapports par exemple, sur les événements de 2019, alors que Le prix de l'essence est multiplé par trois, à peu près 200 villes sont embrasées en l'espace de trois jours. Selon ces rapports, 60 % des actions de rue étaient menées par les unités de ce que le régime appelle les "monafeghine" (Hyppocrites), expression du pouvoir pour désigner les Moudjahidine du peuple d'Iran.
L'Iran a aussi connu une situation insurrectionnelle en 2017, 2018. Février 2018, le secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, Ali Chamkhani, qui est toujours à ce poste aujourd'hui, a dit que ces « Monafeghines » (l'OMPI), ils verront ce qu'ils verront pour les troubles qu'ils ont fomenté en Iran. Quelque temps plus tard vous constatez l'existence qà Villepinte le 30 juin 2018, ce projet d'attentat à la bombe qui visait particulièrement la présidente élue du Conseil national de la Résistance iranienne, Maryam Radjavi, attentat qui voulait faire un carnage dans un grand rassemblement de plusieurs dizaines de milliers de personnes avec des centaines de personnalités venues de par le monde, c'était en quelque sorte la réponse des services de renseignement des mollahs à ce qui s'était passé en Iran en hiver 2018. On ne peut pas être plus clair.
Heureusement que l'attentat a été déjoué, mais le fait est là, c'est un diplomate accrédité qui l'a commis et qui est toujours en prison à Anvers, vous connaissez les détails. Je ne reviendrai pas là-dessus, mais pour ce qui concerne cette actualité de ces sept derniers mois, il suffit d'aller voir les discours des imams de prières de vendredi. Vous savez qu'en Iran, les imams de prières de vendredi qui prêchent à travers l'ensemble du pays sont en quelque sorte les porte-paroles de Khamenei. Ils mettent en garde les familles par rapport à l'intrusion et la présence des Moudjahidines du peuple dans les ordinateurs de leurs jeunes dans la maison. C'est à dire, ils disent « méfiez-vous des réseaux sociaux », tout ce filtrage des réseaux sociaux. Ils disent « méfiez-vous, on ne les a pas laissés entrer par la porte. Ils sont en train d'entrer chez vous, dans vos maisons, à travers les réseaux sociaux et par les ordinateurs de vos enfants. Il suffit d'aller voir les chiffres annoncés par le régime en ce qui concerne le pourcentage de jeunes arrêtés pendant ces insurrections qui font partie des familles, justement, de gens du régime.
Le développement des unités de résistance
Je passe rapidement, bien sûr, on peut détailler, mais il y a un développement de ces unités. Il suffit de faire juste une comparaison par rapport à la partie qui a été rendue publique entre juin 2021, où il y a un millier de vidéos que nous avons pu rendre publiques sur la présence de ces réseaux en Iran, par rapport à juin 2022, où c'était 5 000 vidéos. Donc 5 000 vidéos sur 5 000 points distincts de l'Iran géographiquement répartis dans le pays, qui ont mené des actions, un peu comme quelques images que vous avez vu succinctement, mais que les vidéos sont tout à fait accessibles sur les réseaux sociaux et quotidiennement montrées dans les télévisions liées à la résistance iranienne.
Pour le développement de ces activités de résistance à l'intérieur qui ne sont pas des activités très simples comme ce que vous venez de voir, mettre le feu à une effigie de Khamenei qui fait 10 mètres sur un grand bâtiment dans le cœur de la capitale. Ça, c'est quelque chose qui fait un effet pour briser la terreur. Mais ça va jusqu'à aussi, par exemple, intercepter pendant dix secondes les images de la télévision nationale de l'État iranien. Dix secondes, c'est un laps de temps, mais c'est important quand il s'agit de l'institution la plus sécurisée. C'est la télévision de l'État des mollahs et ils ont dit que ce n'est pas des hackers, parce que pour faire cela Il faut avoir quelqu'un à l'intérieur du système. Ou intercepter 5 000 caméras vidéo de la mairie de Téhéran la capitale, qui sont utilisées pour plutôt terroriser et repérer les manifestants.
Le sort de notre peuple ne sera joué ni à Washington, ni à Paris, ni à Bruxelles, mais en Iran
Tout ça pour dire que le régime ressent une vraie menace. Cette menace, à part les aspects géopolitiques, les aspects économiques, sociaux, c'est une menace qui vient de la rue iranienne, qui vient du terrain, parce que le sort de notre peuple ne sera joué ni à Washington, ni à Paris, ni à Bruxelles, mais en Iran, à l'intérieur du pays. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si vous regardez pendant ces sept mois et parallèlement à ces sept mois, des agissements, je dirais, un peu par-ci, par-là, de prétendants à l'opposition. Parce que quand je dis opposition, je parle de ces 40 années d'opposition au régime des mollahs. Je ne parle pas que de ces quelques mois.
Ni Chah, Ni mollah – L'alternative
Ce n'est pas très sérieux pour l'Iranien de l'Intérieur quand il y a, par exemple parmi les prétendants un fils du Chah qui se promène sans être clair sur l'héritage de la dictature de son père. Le slogan populaire à l'intérieur, est très clair, « ni Shah ni Mollahs ». On veut bien le renversement du régime des mollahs, mais on n'est pas des nostalgiques pour autant de la dictature du Chah qui a connu aussi son lot d'exécutions et de tortures. Ce n'est pas seulement en s'autoproclamant alternative qu'on devient une alternative du régime actuel avec ces capacités d'un État installé à Téhéran. Pour prétendre à une alternative, il faut d'abord avoir une structure, ce que Frédéric Encel appelle un corpus révolutionnaire dans le langage des experts. Il faut avoir un leader, il faut avoir un programme. C'est comme ça que vous pouvez prétendre à un programme. Il faut que vous ayez une alternative qui soit forgée dans ce combat avec les mollahs durant ces 40 années, avec des épreuves que je viens de vous raconter suffisamment. Une alternative ne peut pas sortir soudain de l'ombre.
Une alternative doit sortir de ces 40 années de lutte contre la dictature religieuse. La société iranienne est en ébullition, mais il faut voir que cette résistance, est un arbre avec des racines dans la profondeur de la société qui sont arrosées depuis 40 ans par le sang de dizaines de milliers d'Iraniens, dont plus récemment, ces jeunes filles, ces jeunes femmes. C'est le moment pour les Iraniens et nous le pensons que cette année, est l'année qui s'ouvre à cet instant pour le peuple de cueillir les fruits de tous ces sacrifices, de toutes ces épreuves de 40 ans. Une République laïque et démocratique et ça ne fera pas seulement le bonheur des Iraniens, ça fera le bonheur du monde entier, particulièrement des peuples du Moyen Orient, des peuples maghrébins qui souffrent de cet extrémisme au nom de l'islam. C'est avec cet espoir bienfondé que je voudrais terminer cette parole.