Par Gérard Vespière, président de Stratégic Conseils
Ce titre fait évidemment référence à la célèbre expression de « l'Orient compliqué » du Général de Gaulle, qui dans son art de la pertinence, et de la brièveté, était inimitable. Cette expression est toujours apparue comme éminemment juste, mais les années passant, et les évènements s'accumulant et se complexifiant, ne faudrait-il pas la considérer non plus comme une expression superbe de concision, mais plutôt comme un euphémisme, c'est-à-dire exprimant une pensée finalement très en-deçà de la réalité!
Au vu de ce qui se déroule dans cette région depuis quelques temps, l'Orient ne nous apparaît pas seulement comme compliqué, mais en réalité comme très, très, compliqué.... Cette introduction m'est apparue à la fois naturelle et nécessaire pour décrire le très complexe décryptage de l'action de l'EIIL « Etat Islamique en Irak et au Levant » devenu « Etat Islamique ». L'éventail des actions que ce mouvement a entrepris a de quoi laisser songeur, car il a été en action sur tout l'arc de crise, depuis le Liban jusqu'en Irak, en passant naturellement par la Syrie.
Né en 2006 sous le nom de l'Etat Islamique en Irak, ce mouvement s'est donc dès le début appuyé sur la zone nord de ce pays, et s'est défini et différencié d'Al-Qaïda, dans ses buts de guerre, en définissant ses ennemis comme étant l'Iran et les chiites qui ont une position dominante en Irak.
Le positionnement politique « international » de ce mouvement consiste donc en une orientation clairement anti iranienne. La création de l'Etat Islamique est la conséquence de l'intervention politique et militaire permanente du régime de Téhéran dans la région, depuis le Liban à travers le Hezbollah, la Syrie et le soutien militaire à Assad, et en Irak à travers les choix d'Al Maliki, d'exclure les sunnites et d'accepter le support iranien aux milices chiites irakiennes.
Cette stratégie de l'Etat Islamique, anti iranienne (ou plus exactement contre la politique des mollahs) s'est développée, en réponse et symétrie, sur l'ensemble de l'arc de crise.
Il faut en effet se rappeler l'étonnement qui a prévalu à l'annonce des attentats au Liban en 2013 contre les forces du Hezbollah. Jamais les méthodes de ce mouvement pro-iranien n'avaient étés employées contre lui. Les revendications avaient été à l'époque portées par un mouvement totalement inconnu. Mais Hassan Nasrallah chef du Hezbollah avait clairement mis en relation cet attentat avec la présence de son mouvement en Syrie et son soutien aux forces d'Assad, ....à la demande de Téhéran: « "Si dans la bataille contre ces terroristes takfiri [extrémistes musulmans sunnites] il le faut, j'irai moi-même en Syrie ». On ne peut être plus clair, les coups venaient de l' EI.
En Syrie, les actions de l'EI ont été à leur début habilement récupérées par le pouvoir, les actions extrémistes de ces djihadistes étant utilisées pour décrédibiliser l'ensemble de l'opposition, et en prticulier l'Armée Syrienne Libre, selon le principe bien connu de l'amalgame politique.
Dans un deuxième temps, la différence entre la mouvance Al-Qaïda, le Front Al-Nosra et l'Etat Islamique en Irak et au Levant s'est transformé en affrontement direct.
Dans le nord de l'Irak l'action de l'Etat Islamique relève d'une stratégie nouvelle et spécifique. Aguerri et disposant d'un effectif direct d'une dizaine de milliers de combattants il a su profiter de la spécificité de cette région sunnite et de son conflit avec le pouvoir central de Bagdad.
Les tribus sunnites du nord irakien ont demandé depuis de nombreuses années au premier ministre irakien Al Maliki, et aux partis chiites de pouvoir prendre en main leur propre sécurité, ainsi que d'obtenir une participation au pouvoir correspondant à leur influence dans le pays. Al Maliki, fidèle à ses mentors de Téhéran s'est toujours opposé à ces demandes.
Les tribus sunnites du nord de l'Irak ont alors vu et saisi l'opportunité de l'action des forces militaires de l'Etat Islamique pour défier le pouvoir central et modifier le rapport de forces à Bagdad en diminuant l'influence de Téhéran. L'action militaire de l'Etat Islamique renforcée des tribus sunnites allant ainsi (... de façon surprenante...) dans le sens souhaité par la communauté internationale et en particulier les Etats-Unis.
Les principales puissances occidentales ont été en effet unanimes pour demander une résolution politique de ce conflit entre sunnites et chiites irakiens dont la solution était à leurs yeux le départ du premier ministre Al Maliki. Les négociations ont semble-t-il pris quelque temps puisque ce n'est que 2 mois après le début de l'action militaire de l'Etat Islamique et des tribus sunnites, que le Président irakien a désigné le 11 Août un nouveau premier ministre de réconciliation, Haïder al-Abadi.
Dès le 8 Août les premières frappes aériennes américaines s'abattaient sur les positions de l'Etat Islamique en Irak... ! L'embrasement du nord irakien avait atteint son but politique, l'évolution du pouvoir à Bagdad, diminuant potentiellement à terme l'influence de Téhéran.
Cette évolution du pouvoir à Bagdad s'est mise en place, non sans que, Téhéran ait demandé l'intervention aérienne des Etats-Unis, ô paradoxe, pour arrêter la progression des forces de l'Etat Islamique qui selon certains observateurs se dirigeaient ouvertement vers le sud pour se préparer à prendre Bagdad..... Comment une force de 15 ou 20.000 hommes pourraient-elles tout à la fois occuper le nord de l'Irak, combattre les Kurdes et prendre Bagdad en étirant ses lignes de ravitaillement sur plus de 500 km ?
Il est surprenant de constater que commentaires et affirmations peuvent circuler sans que l'on prenne temps et peine de réaliser concrètement ce qu'elles représentent en réalité.... Mais cette « menace » en réalité fausse, a participé sans nul doute à la pression psychologique sur le pouvoir central.
Les tribus sunnites ayant obtenu le départ d'Al-Maliki, il faut probablement s'attendre dans les prochaines semaines à leur éloignement des forces militaires de l'Etat Islamique. Cette distanciation devrait être facilitée par la création d'une coalition internationale qui va augmenter dans les prochains jours la pression militaire contre les forces de l'Etat Islamique en amplifiant à la fois les bombardements aériens et l'envoi d'armement et de conseillers. Les tribus sunnites risquent de ne rien avoir à gagner à maintenir leur présence aux côtés des forces de l'Etat Islamique.
Si comparaison n'est pas raison, la stratégie des tribus sunnites en Irak peut être comparée à celle des Touaregs au Mali. Le Mouvement National de Libération de l'Azawad, autrement dit le mouvement touareg se battant pour son autonomie par rapport au pouvoir central malien de Bamako, s'est ponctuellement allié ou coordonné avec AQMI, tous deux ayant le même ennemi, les forces armées maliennes.
Un des facteurs de rapidité du succès de l'opération française au Mali consistant à « découpler » très rapidement cette alliance objective, entre les 2 mouvements que tout idéologiquement séparait, amenant le pouvoir central de Bamako à reprendre des négociations avec les tribus touareg.
Nous retrouvons ce même schéma en Irak. Les tribus sunnites, s'alliant ponctuellement ou se coordonnant avec les forces militaires de l'Etat Islamique au nom de leurs intérêts communs, la lutte contre le pouvoir central de Bagdad, alors que leurs visions idéologiques et politiques les séparent.
Le nouveau gouvernement de Bagdad aurait donc tout intérêt à établir contacts et liens avec les tribus sunnites. Une telle stratégie semble absolument nécessaire pour accélérer à la fois la « reconquête » du nord de l'Irak et la défaite de l'Etat Islamique. La coalition internationale, et en particulier les Etats-Unis doivent fortement encourager le nouveau premier ministre irakien Haïder al Abadi à œuvrer dans ce sens. Il s'agit d'un virage politique à 180° car Al Maliki en s'alignant sur l'Iran et en ignorant les tribus sunnites a grandement favorisé l'action de l'Etat Islamique en Irak et la convergence d'intérêt entre ces deux forces.
Cette stratégie de négociation entre le nouveau gouvernement et les tribus sunnites apparaît d'autant plus nécessaire que les territoires repris par le recul des forces de l'Etat Islamique sont actuellement réoccupés par les milices chiites irakiennes encadrées par des conseillers iraniens.
Participation à la déstabilisation du pouvoir alaouite d'Assad en Syrie, affrontement avec le Hezbollah chiite et pro iranien au Liban, combat contre les djihadistes sunnites d'Al-Qaïda en Syrie, alliance de fait avec le régime d'Assad pour combattre les opposant plus modéré de l'Armée Libre Syrienne, alliance ponctuelle avec les sunnites irakiens contre le pouvoir central à Bagdad.... ! Même le régime iranien a voulu en profiter en proposant ses services pour combattre l'EI en contre partie des avantages dans les négociations sur le programme nucléaire. Ce que les pays occidentaux vigilants ont refusé.
Les objectifs initiaux anti-chiites et anti iraniens de l'Etat Islamique pouvaient ne pas déplaire dans leur fondement aux puissances occidentales unies dans leurs négociations avec l'Iran. Diminuer l'influence extérieure de la puissance avec laquelle vous êtes en négociation n'est pas forcément une mauvaise chose. Mais déstabiliser les frontières, pour les puissances occidentales et les états de la région, il n'en n'est pas question !
Cette diversité des conséquences se retrouve dans la diversité des supports dont ce mouvement a bénéficié. A l'origine la Turquie et l'Arabie saoudite ont favorisé son développement logistique et financier, puis le Qatar et les Emirats Arabes Unis ont pris le relais, avant que les conquêtes de l'Etat Islamique, fournissent par le pétrole et les taxes prélevées une capacité d'autonomie financière
Orient compliqué !? Pas seulement. Très, très compliqué, assurément !