Iran : pourquoi le régime a-t-il ajouté de l'essence à une situation déjà explosive ?
Par Nader Nouri
OPINION. L'asphyxie économique, résultat de ses propres choix stratégiques, a poussé la théocratie à prendre un risque démesuré en augmentant le prix de l'essence qui a déclenché la colère populaire. Par Nader Nouri, ancien diplomate iranien basé à Paris, secrétaire général de la Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient (FEMO).
Selon une nouvelle mesure annoncée sans préavis par les autorités dans la nuit du 14 au 15 novembre, les subventions sur le prix de l'essence à la pompe (1.500 tomans=10 centimes d'euro) ont été supprimée, faisant grimper le prix de 50% pour les premiers 60 litres mensuels alloués aux détenteurs d'une « carte carburant ». Au-delà, le prix sera triple. Cette hausse soudaine est imposée alors qu'au moins deux-tiers de la population vivent en dessous du seuil de la pauvreté. Pour beaucoup, notamment les chauffeurs de taxi et tous ceux qui n'ont que leur véhicule personnel comme moyen de subsistance en les utilisant pour transporter des personnes et des chargements de biens, cette hausse intolérable revient à mettre à feu ce qui reste de leur vie de misère.
Une tournure nettement politique
La hausse inattendue du prix de l'essence à été l'étincelle d'une révolte qui a très rapidement évolué des slogans d'ordre économique en un mouvement de masse aux couleurs nettement politiques, prenant pour cible, à l'instar des révoltes populaires de la fin 2017 début 2018, le sommet de la dictature du « guide suprême » religieux, mettant en cause tout le système de la République islamique. Dans la pratique aussi, le mouvement a montré son caractère radical, les manifestants attaquant les centres de la répression et du pillage et incendiant des centaines de banques, des postes de police et des bases des forces 'bassidjis' (milices au service de la répression interne), ainsi que des centaines de véhicules appartenant aux forces de sécurité.
De plus, les grandes artères des diverses villes du pays sont les théâtres d'affrontements et des échauffourées entre les jeunes manifestants et les forces de sécurité et autres mercenaires du régime en civil, les faisant fuir dans de nombreux cas. Les manifestations se sont étendues aux 117 villes avec au moins 158 morts identifiés (jusqu'à l'écriture de ces lignes). Ainsi, le soulèvement de novembre 2019 est bien plus vaste et intense que celui de 2017-2018 notamment vu sa rapidité et le potentiel explosif qu'il a révélé.
La question qui se pose est celle-ci : pourquoi, le régime iranien très conscient de la situation explosive de la société, a-t-il jugé bon de prendre cette mesure extrêmement impopulaire, d'autant que l'Irak et le Liban sont au même moment théâtres de révoltes inédites précisément pour mettre fin aux ingérences funestes de ce même régime dans leur gouvernance ?
Dans son numéro du 14 novembre, le quotidien iranien « Djahân-e Sana'at » [le « Monde d'industrie »] mettait en garde : « Le rationnement et la hausse du prix de l'essence semblent bien en perspective, mais cela nécessite au préalable une préparation [de l'opinion] avec des mesures visant à atténuer le degré du mécontentement existant dans la société ».
Un pouvoir asphyxié par la corruption
Les détournements de fonds aux dimensions astronomiques qui, selon un économiste, ne sont plus autre chose que des pillages purs et simples de ce qui peut encore l'être, ajoutés à une corruption institutionnalisée ont durement frappé la machine de production. Les recettes du régime des mollahs sont en chute libre, faute de pouvoir vendre du pétrole sous la pression des sanctions économiques. Ainsi, la République islamique se trouve dans une situation inédite de graves difficultés financières, notamment pour continuer à financer les activités de ses relais paramilitaires et ses ingérences dans les pays de la région.
Mais, en dépit de ces difficultés grandissantes, vu le passé du régime de Téhéran et ses politiques fondées sur une répression impitoyable à l'intérieur et la stratégie de l'exportation de son idéologie islamiste au-delà de ses frontières, force est de constater qu'une baisse considérable des budgets alloués aux centres liés au pouvoir et encore moins à ses programmes agressifs de missiles balistiques et ses milices, que le guide suprême considère comme les piliers de la survie de la théocratie, n'est aucunement envisageable par un régime aux abois.
Une répression minutieusement programmée
Répondre aux revendications économiques légitimes de la population, et satisfaire leurs demandes incessantes pour une meilleure vie, n'a jamais été une priorité pour les mollahs au pouvoir. C'est que piocher dans la poche d'un peuple reste la seule solution malgré tous les risques qu'une mesure aussi cruelle représente. C'est pourquoi le pouvoir a pris la décision, au plus haut niveau de l'Etat, de supprimer les subventions sur l'essence en toute connaissance de ses conséquences et répercussions. Cette décision du Haut Conseil de coordination économique composé du président de l'exécutif, du parlement et du pouvoir judiciaire a été aussitôt endossée par le numéro un du régime, Ali Khamenei.
Craignant une réaction violente de la population, les forces de sécurité, le ministère du Renseignement, l'appareil judiciaire et autres structures sécuritaires dans différentes villes et provinces ont été mis en état d'alerte cinq jours avant l'annonce de la hausse du prix de l'essence. Les forces de police et des agents de sécurité en civil ont été massivement déployés à proximité des stations de service et des bâtiments sensibles dans les villes. Cependant, la réaction de la population à travers le pays s'est révélée beaucoup plus explosive que celle attendue par les autorités.
Mettre de l'essence sur le feu
Dans un entretien avec l'agence de presse Tasnim, proche des Gardiens de la révolution, publié le 11 avril 2019, un économiste iranien estime que 40 millions d'Iraniens vivent sous le seuil de la pauvreté. Toutefois, ce même spécialiste reconnaît un peu plus loin que « si l'on regarde de plus près, le nombre de cette population pauvre approche de fait les 50 millions ». Mais ces chiffres sont ceux de l'année 2018, bien avant la crise monétaire, la chute de la valeur de la monnaie nationale et l'inflation galopante de l'année en cours.
Ainsi, la décision de vendre l'essence trois fois plus chère revient à mettre de l'essence sur le feu de la colère des masses populaires, le régime n'ayant d'autre choix que de faire face à ses conséquences.
Ainsi, bien que les plus hautes autorités de l'Etat ont pris, de toute évidence, une décision à haut risque en toute désespérance et alors qu'elles se trouvent le dos au mur, elles n'ont pas su prendre toute la mesure de deux éléments pourtant décisifs, à savoir le fort potentiel pour un embrasement général du pays, et le soulèvement en cours en Irak. Car le fait que la révolte dans le pays voisin le plus proche, historiquement et culturellement, de l'Iran est indissociable de celle en Iran même est incontestable. On assiste dans les deux pays à l'émergence d'un front commun contre un ennemi commun. Le contexte et les revendications sont presque identiques. Alors qu'en Irak les manifestants crient « Iran, dehors », en Iran les protestataires lancent des slogans comme « mort au dictateur » et « mort à Khamenei ». Il en va de soi que ces deux soulèvements ainsi que la révolte populaire en cours au Liban convergent dans une dialectique inter-relationnelle.
Choix de la force brute
En tout état de cause et face au choix entre une volte-face ou le recours à la force létale contre la population, la dictature religieuse en Iran a choisi la force, s'ouvrant ainsi les portes de l'enfer, et cela alors qu'elle n'a jamais été aussi fragilisée, car empêtrée dans des crises insurmontables. En face, se trouvent les gens qui n'ont plus rien à perdre, privés de toute espace pour un repli ou refuge. Pour les masses pillées et saignées à mort, réprimées et humiliées au-delà de la capacité humaine, se résigner au statu quo n'a d'autre sens qu'une mort lente. C'est pourquoi, on peut s'attendre à coup sûr à ce que cette révolte sans précédent pour le pouvoir théocratique, loin de s'essouffler, perdure et contribue à un changement profond des données sur la scène moyen-orientale.
Enfin, le régime iranien pourra-t-il venir à bout des manifestations ou endiguer la vague déferlante ? Compte tenu de la rapidité de l'extension du mouvement de protestation et son potentiel que nous avons pu observés ces derniers jours, un dénouement en faveur du pouvoir semble difficilement imaginable.
Source : La Tribune