L’Europe et la menace iranienne : Macron, Merkel et May doivent agir!
Jean-Sylvestre Montgrenier pour Challenges
Challange - Pour le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier le Guide suprême de la Révolution, le président iranien et les Pasdarans sont encore très loin d'être considérés comme les membres honoraires d'un petit cercle de gens raisonnables, attachés au multilatéralisme, à la résolution pacifique des conflits et au "dialogue" des civilisations. Explications.
La décision prise par Donald Trump de ne pas certifier l'accord nucléaire iranien de 2015, arguant que les intérêts stratégiques des Etats-Unis et ceux de leurs alliés régionaux n'étaient pas préservés, a provoqué un scandale diplomatico-médiatique en Europe. A en croire la rumeur, le Guide suprême de la Révolution, le président iranien et les Pasdarans seraient désormais les membres honoraires d'un petit cercle de gens raisonnables, attachés au multilatéralisme, à la résolution pacifique des conflits et au "dialogue" des civilisations. Il y aurait certes beaucoup à dire sur le tour capricieux que Donald Trump a donné à la politique étrangère américaine, l'absence d'une vision "haute" et d'un projet politique d'ensemble au Moyen-Orient, a fortiori l'inexistence d'une grande stratégie régionale et planétaire. Pourtant, les diplomaties des principaux pays européens manquent elles aussi de cohérence. Paris, Londres et Berlin partagent le diagnostic dressé par l'Administration Trump et semblent vouloir la fin, mais sans les moyens requis. Surtout, les dirigeants européens peinent à admettre que nous basculons dans une époque autre que celle des années 1990.
L'esprit de l'accord n'est pas respecté et nous sommes déjà loin de la vision d'un régime assagi, en voie de sécularisation, plus soucieux d'insérer l'Iran dans la mondialisation que de conduire une stratégie de "sanctuarisation agressive", au service d'une politique de domination régionale. En lieu et place, le régime pousse les feux dans la région et il a ouvert une "autoroute chiite" vers la Méditerranée, il bouscule les régimes arabes sunnites et menace les frontières d'Israël. Tout en conservant l'essentiel de son infrastructure nucléaire, il met au point les missiles qui, un jour, seront capables de porter des ogives nucléaires. Adieu, le rêve d'une démocratie islamique de marché !
Il est significatif que les Français, les Britanniques et les Allemands pointent également le programme balistique iranien et la déstabilisation de la région, avec d'inévitables chocs en retour. Les régimes et les populations arabes sunnites n'accepteront pas une domination chiite dans la région et il faut déjà redouter les conséquences de la politique iranienne. Alors même que la coalition américano-occidentale et les forces arabo-kurdes ont chassé "l'Etat islamique" de Rakka, le sectarisme de Téhéran et de ses relais en Irak ainsi que les exactions des milices panchiites sur le terrain pourraient très vite provoquer le surgissement de nouvelles formes de djihadisme sunnite. L'Europe s'en inquiète et le président français, Emmanuel Macron, a tenu des propos clairs. Dans une certaine mesure, les capitales européennes valident donc l'analyse de Donald Trump. Avec le recul, on comprend que le prétendu succès diplomatique de juillet 2015 n'en était pas un. Tout au plus, les échéances ont-elles été reportées, mais quant au fond, rien n'a été définitivement réglé. Et 2025, c'est demain ou presque. Dans l'intervalle, le souci occidental de conserver cet accord aura conféré à Téhéran une quasi-sanctuarisation et toute latitude d'action.
Qui veut la fin veut les moyens
Non sans raisons, les diplomaties européennes entendent pourtant conserver cet accord, mais en lui ajoutant deux piliers supplémentaires : la limitation du programme balistique du régime et le refoulement de ses ambitions au Moyen-Orient. Emmanuel Macron semble vouloir jouer les intermédiaires. Pourquoi pas ? L'Occident a besoin d'un pilier européen et il pourrait y avoir des synergies entre un pôle "force dominance" d'une part (les Etats-Unis), et un pôle "soft diplomacy" de l'autre, encore que la diplomatie sans force s'avère souvent vaine. Cela dit, ne nous leurrons pas. Téhéran n'acceptera pas une remise en cause de ce qui a été acquis par la négociation ; le résultat lui étant globalement favorable : l'essentiel a été préservé, les sanctions sont levées, le pouvoir et l'influence du régime s'étendent au Moyen-Orient et la date-butoir de 2025 est toute proche. Dès lors, pourquoi le régime s'engagerait-il dans une nouvelle négociation ? Si Paris, Londres et Berlin entendent véritablement endiguer l'Iran, que ces capitales se préparent à une épreuve de force. Déjà Téhéran menace et les Pasdarans d'annoncer l'accélération du programme balistique, une assertion reprise par Hassan Rohani, réputé "modéré".
Le rétablissement de sanctions pourrait donc ne pas suffire. Sauf à renoncer aux objectifs posés, en espérant que le régime, pour des raisons qui nous échappent, fasse preuve de retenue, les dirigeants européens n'éviteront pas la confrontation et tous ses périls. Aussi devraient-ils y préparer l'opinion publique, expliquer ce que signifie l'accès des Pasdarans et des milices qui leur sont affidées à la Méditerranée orientale. A quand des frappes iraniennes, via le Hezbollah ou autres "proxies", sur Israël ? La sécurité des installations d'exploitation du gaz dans le Bassin levantin est aussi menacée. Enfin, cette violence qui bouscule les équilibres en Méditerranée orientale ne gagnera-t-elle pas le bassin occidental et l'Afrique du Nord ? Au total, en juillet 2015, nous avons reculé pour plus mal sauter, par impolitique et au nom d'une approche dite "pragmatique" (un "deal", un accord "win-win"). Il eût été préférable de maintenir le front occidental uni et l'embargo pétrolier, très efficace, afin d'amener le régime à céder sur l'essentiel.
La menace d'une grande bascule
Plus largement, il conviendrait de s'interroger sur la vision du monde des Européens et sur son décalage avec un certain nombre de réalités, ce que les psychologues nomment "dissonances cognitives". Les uns et les autres ne cessent d'en appeler au respect du multilatéralisme et de l'ordre international, jusqu'à trouver des grâces au néo-maoïste Xi-Jinping, campé en zélote du libre-échange. La thématique rappelle celle du "nouvel ordre mondial", annoncé par George Bush père, entre 1989 et 1991, ou encore celle du "moment unipolaire" (Charles Krauthammer), dix ans plus tard, à une époque où aucun Etat tiers ne semblait en mesure (ou simplement vouloir) de remettre en cause l'hégémonie américano-occidentale sur le monde. Tout comme Washington, Bruxelles et les principales capitales européennes entendaient promouvoir le règne du droit et la "démocratie de marché". On parlait alors d'"enlargement", i.e. d'extension des frontières du libéralisme politique et économique. Les Européens y ajoutaient une touche de social-démocratie et leur valorisation du "soft power" masquait le rétrécissement des moyens militaires disponibles.
Au total, il s'agissait de remettre sur les rails le projet universaliste de Franklin D. Roosevelt, longtemps bloqué par la Guerre Froide, une "grande idée" qui plonge ses racines profondes dans la tradition politique occidentale. Contrairement à la naïveté que l'on prête souvent aux Américains, cette vaste entreprise avait une dimension tragique, plus particulièrement après les attentats du 11 septembre 2001. Les Etats-Unis approchant des limites de leur potentiel, les dirigeants américains entendaient jouer des atouts de leur puissance pour "mettre en forme" le monde, utiliser au mieux cette fenêtre d'opportunité pour se mouvoir, anticiper les risques et menaces du futur, et poser des règles. L'enjeu était d'ouvrir le Moyen-Orient "post-ottoman" à la modernité, de réorganiser le monde sous le drapeau du droit et du libre-échange, afin de dissuader préventivement la Chine de s'engager dans une politique menaçant les équilibres mondiaux. Cette grande stratégie a échoué. Un front de puissances révisionnistes a pris forme et, au Moyen-Orient, le régime iranien en constitue la pointe avancée. A bien des égards, les dirigeants américains ont compris l'"esprit du temps" (le "Zeitgeist") et se révèlent plus lucides que l'Europe, menacée par ce que les historiens allemands nomment la "Kleinstaaterei" (un morcellement en entités provinciales, impuissantes et politiquement neutralisées).
Que faire ?
A la question "Que faire ?", Alexandre Kojève répondait "apprendre le grec", ce qui n'était pas une simple pirouette et, présentement, nous renvoie aux guerres médiques, le grand affrontement entre Hellènes et Perses constituant la scène inaugurale de la lutte entre liberté et servitude. La domination iranienne sur le Moyen-Orient aurait de graves conséquences pour l'Europe et ses alliances régionales, plus encore pour l'Etat hébreu, une enclave démocratique transformée par la force des choses en un bastion avancé de l'Occident. Au-delà, cette victoire géopolitique de l'Iran, allié à la Russie, serait aussi celle du front révisionniste, silencieusement encouragé par la Chine populaire, et menacerait un peu plus encore la cause de la liberté dans le monde.
Plutôt que de prétendre construire une nouvelle tour de Babel, condamnée au sort que l'on sait, il est donc urgent pour les Etats européens, en bonne intelligence avec les Etats-Unis, de prendre leur part du "fardeau" et de contribuer plus fortement à la défense du monde libre. Sur le plan métapolitique, cela implique que l'on réinvestisse le concept d'Occident, représentation de soi et projet de reconquête qui a inspiré les grandes entreprises géopolitiques européennes du passé. Au préalable, il est vital de voir les choses telles qu'elles sont et de comprendre ce que signifierait la dislocation du monde que les Occidentaux, malgré leurs anciennes rivalités, ont collectivement fait advenir : la paix et la liberté sont en péril.
Jean-Sylvestre Mongrenier, Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et Chercheur associé à l'Institut Thomas More