La crise insoluble de l'économie iranienne
Par Mohamad Amin, Chercheur associé à Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient (FEMO)
Le 29 janvier 2015 le parlement iranien a adopté le nouveau budget de l'année iranienne 1393 (mars 2014 à mars 2015). Dans ses grandes lignes, le projet présenté par Hassan Rohani s'inscrit dans la continuité du dernier budget du gouvernement d'Ahmadinejad. Elle indique ainsi une douloureuse réalité : pas plus que son prédécesseur, le gouvernement Rohani n'a de solution pour sortir l'économie iranienne du marasme.
Dans les premiers jours qui ont suivi la présentation de ce projet de loi, le porte-parole du gouvernement Rohani et les médias affiliés à cette faction l'ont dépeint comme une réussite pour la nouvelle équipe. Le fait de l'avoir préparé à temps, c'est-à-dire trois mois avant la fin de l'année, a été vanté comme une relative amélioration. Une performance qu'Ahmadinejad n'avait jamais pu réaliser.
L'économie du guide suprême
Avant d'aborder le budget, il importe d'expliquer le caractère exceptionnel de l'économie iranienne : les chiffres du budget annuel en Iran couvrent les revenus et les dépenses des ministères et des organes gouvernementaux. Or ces chiffres ne reflètent qu'une partie des dépenses et des revenus des mollahs.
Une grande portion de l'économie iranienne évolue dans un empire économique parallèle sous l'emprise du Guide suprême Khamenei. Une composante discrète de cet empire est constituée par la Fondation "Setad Ejra'i Imam". Dans une enquête réalisée par l'agence Reuters, le capital de cette fondation a été évalué à 90 milliards de dollars. Une autre composante de cet empire est la Fondation des Déshérités "Boniad Mostazafan" qui comporte des centaines de sociétés, notamment pétrolières, de productions, de commerces, de constructions et de finances.
Elle contrôle également des dizaines de mines dans le riche plateau iranien. Elle a été décrite comme un "géant économique" du Moyen-Orient. Une autre fondation de ce complexe économique est l'"Astaneh-Qods-Razavi", qui a fait main basse sur des centaines d'hôtels, de sociétés commerciales et de productions, et d'immenses forêts et terres agricoles.
Autre composante est l'activité économique des gardiens de la révolution (Pasdaran). Ces derniers ont une part dans le budget, en raison de leurs vastes activités dans les secteurs pétrolier et bancaire, ainsi que dans la construction, la production et le commerce. Les Pasdaran sont considérés comme indépendants du gouvernement et ne sont pas concernés par son budget annuel.
Les activités économiques des Pasdaran sont sous l'emprise totale de Khamenei. Par conséquent, l'armée idéologique du régime est dispensée de fiscalité et des tarifs douaniers pour les importations qui échappent à tout contrôle ou inspection. Cette immense richesse constitue le trésor de guerre de la politique d'"exportation de la révolution" (inscrit dans la constitution) et pour le financement de la force Qods (chargée des activités extraterritoriales des pasdaran), du Hezbollah libanais et d'autres groupes intégristes et terroristes dans le monde arabo-musulman.
Les chiffres du budget
En ce qui concerne la partie visible du budget proposé par Rohani, le tableau suivant montre ces grandes lignes (pour l'année 1393). Pour permettre une comparaison, les chiffres du dernier budget du gouvernement Ahmadinejad sont également cités (l'année 1392).
Les grandes lignes du budget (en milliard de dollar)
Budget total de l'État (budget global + budget des organes gouvernementaux) : 301,24 milliards de dollars (contre 279,88 milliards de dollars dans le précédent budget)
Budget des organes gouvernementaux : 226,1 milliards de dollars (contre 206,7 milliards de dollars dans le précédent budget)
Budget global : 84,1 milliards de dollars (contre 90,7 milliards de dollars dans le précédent budget)
Revenu global : 74,9 milliards de dollars (contre 80,9 milliards de dollars dans le précédent budget)
Revenus non pétroliers : 45,0 milliards de dollars (contre 56,4 milliards de dollars dans le précédent budget)
Dépenses courantes de l'administration : 55 milliards de dollars (contre 49,2 milliards de dollars dans le précédent budget)
Budget du développement : 15,1 milliards de dollars (contre 21,0 milliards de dollars dans le précédent budget)
Les chiffres du budget témoignent des périls qu'aura à surmonter le gouvernement Rohani. Le déficit budgétaire étant son plus grand défi. Le budget global du pays est prévu à 301 milliards de dollars, ce qui représente une augmentation de 22 milliards de dollars. Cette augmentation nécessite donc de nouveaux revenus, tandis que les prévisions des revenus pétroliers pour l'année prochaine ne sont estimées qu'à 30 milliards.
Au cours des huit dernières années, les mollahs ont gouverné l'Iran avec un revenu pétrolier considérable, quelque 70 milliards de dollars en moyenne. La question qui se pose maintenant est de savoir comment le régime compte gérer les affaires avec seulement 30 milliards de dollars de revenus.
Le déficit budgétaire prévu pour la prochaine année iranienne est considérable. Pour le compenser, les mollahs devront augmenter les impôts. Or, avec une croissance économique négative de - 5,8 %, une inflation officielle de 42 % (le vrai chiffre est supérieur à 50 %) et un chômage de plus de 30 % de la force active du pays, augmenter les impôts s'avère périlleux pour Rohani. Face à cette contradiction, on peut conclure que le budget proposé par Rohani ne réglera pas crise économique endémique.
Rappelons par ailleurs que le régime devra consacrer 150 milliards de dollars d'investissements dans le secteur pétrolier afin de préserver le niveau actuel de production (les exportations de brut en2013 ont été de 900 000 et 1,3 million de barils par jour, alors qu'elles étaient à 4 millions en 2010). À part la manne pétrolière, l'Iran n'a pas d'autre revenu majeur. Le PIB de l'Iran est évalué à 400 milliards de dollars. Or, l'économie de l'ombre représente 20 % du PIB, ce qui signifie que 80 milliards de dollars échappent au contrôle du gouvernement et ajoutent à ses problèmes structurels.
Le terrain miné des subsides
Un autre défi du gouvernement Rohani, c'est le versement des allocations mensuelles aux familles pour compenser la suspension des subsides. Le gouvernement Ahmadinejad a suspendu les subventions gouvernementales pour l'essence, le gazole, le gaz, l'eau, l'électricité et le pain. Il s'est engagé en échange à verser 44 000 tomans (un dollar vaut 26 000 tomans) à chaque citoyen iranien. Ce plan a été vécu difficilement par l'industrie et les entreprises, car il a fait grimper les dépenses pour l'énergie (surtout le gazole et le gaz). Par conséquent, selon une loi adoptée par le Majlis, le gouvernement a l'obligation d'attribuer aux industries et aux entreprises, 20 % des revenus de ce plan sous forme d'aides. Mais le gouvernement Ahmadinejad s'est abstenu de toute aide et de nombreuses entreprises ont fait faillite.
En revanche, le gouvernement a distribué l'argent sous forme d'aides et d'allocations à la population. Ce qui a causé une montée des prix et provoqué des émeutes. Le gouvernement Ahmadinejad a même réduit les budgets des autres secteurs pour pouvoir payer les 72 millions de personnes inscrites aux allocations. Le problème à présent c'est que le gouvernement Rohani n'a pas de liquidités pour payer ces aides mensuelles, et craint par ailleurs de les suspendre. Hessamedine Achna, le conseiller du président, a déclaré récemment à ce sujet : "certaines décisions prises sous le gouvernement Ahmadinejad s'apparentent à un terrain miné dans la gestion du pays. Ce terrain est miné par les subventions. Nous ne pouvons ni arrêter ni continuer" (Presse Iranienne, le 23 décembre 2013).
"Une voiture qui se serait écrasée contre un mur"
Un autre défi des mollahs c'est qu'ils ne sont plus en mesure de verser des dessous de table systématisés aux éléments et sympathisants qui forment la base du régime. Par crainte de protestations et d'une explosion sociale, les mollahs se doivent de préserver leur base, qui selon les estimations représente quelque 3 % de la population. Concéder des terrains, des maisons, des prêts sans remboursement, etc. à cette couche proche du régime a été une politique constante du gouvernement Ahmadinejad.
Mais la crise économique catastrophique actuelle ne permet pas à Hassan Rohani de poursuivre cette politique. À titre d'exemple, dans le précédent budget il avait été prévu de construire des logements pour 52 000 fidèles (les mutilés de guerre, les pupilles de la nation, les anciens prisonniers de guerre...).
Or, le nouveau projet de loi du budget n'en prévoit que pour 2 000 personnes. Par conséquent, le prochain budget, en baissant les dépenses de développement et l'aide sociale, prépare le terrain à de nouveaux mécontentements, et peine à satisfaire les fidèles du régime qui pourraient le secourir en cas de soulèvement populaire.
Massoud Nili, le conseiller économique de Rohani, a comparé la situation économique actuelle de l'Iran à une voiture qui se serait écrasée contre un mur : "Cette voiture que l'ex-conducteur (Ahmadinejad) conduisait avec intrépidité, et parfois même sur deux roues, s'est aujourd'hui écrasée contre un mur. Le conducteur de cette voiture a maintenant changé. Mais elle est abîmée, et malgré tout, on demande à la voiture et au conducteur d'emmener rapidement un malade d'urgence à l'hôpital" (Presse officielle, 23 décembre 2013).
Voir l'article sur LesEchos.fr
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Translation:
The incurable crisis of the Iranian economy
By Mohammad Amin
On January 29, the Iranian Parliament passed its budget bill for the upcoming Iranian year (beginning March 20). The bill, presented by the government of Hassan Rouhani, continues Ahmadinejad's legacy. It indicates a painful reality, that the Rouhani administration is no more capable than its predecessor to salvage the Iranian economy.
Government spokesmen and state media affiliated to the Rouhani camp have portrayed the budget as a success for the new administration. They claim that in the past three months the economic situation has shown signs of a relative recovery, a performance Ahmadinejad could never have achieved.
Role of the Supreme Leader
The Iranian economy has an exceptional element: The figures in the annual budget only cover revenue and expenditure of ordinary government departments and bodies; however, these figures reflect only part of the mullahs' expenditure and income.
A major part of the Iranian economy evolves in a parallel economic empire under the control of Supreme Leader Ali Khamenei. A discrete arm of this empire is the "Setad Ejraei Emam" Foundation (Execution Of Imam Khomeini's Order). In a survey conducted by Reuters, the capital under the foundation's control is estimated at $90 billion. Another component of this empire is the conglomerate "Bonyad Mostazafan" (Foundation for the Deprived) which includes hundreds of oil, production, commerce, construction and finance companies.
The conglomerate also runs dozens of mines in the rich Iranian plateau. It has been described as the "economic giant" of the Middle East. Yet another component of this economic complex is the "Astaneh - Quds Razavi," who runs hundreds of hotels, commercial companies and productions and has vast forests and farmland.
A further powerhouse of Iran's economic empire is the Revolutionary Guards (IRGC). Its economic arm carries out extensive activities in the oil and banking sectors, as well as in construction, production and trade. The IRGC is considered independent of the government and its annual budget.
The economic activities of IRGC are under the control of Khamenei. Therefore, the regime's ideological army is exempt from taxes and import tariffs. Its vast wealth forms the regime's war chest to pursue its policy of "exporting the revolution" (as stated in the constitution) and to finance the Quds Force (responsible for the IRGC's extraterritorial activities), the Lebanese Hezbollah and other fundamentalist and terrorist groups in the Muslim world.
The budget figures
This is what the visible portion of Rouhani's proposed budget looks like (Figures are in US billion dollars):
Total national budget (Departmental budget + state enterprises): 301.24 (279.88 in the previous year)
State enterprises: 226.1 (206.7)
Total income: 74.9 (80.9)
Construction and development budget: 15.1 (21)
The figures reflect the perils facing the Rouhani administration. His biggest challenge is the deficit. The total national budget is about $301 billion, an increase of $22 billion in comparison to the previous year. This increase thus requires new revenues, while forecasts of oil revenues for next year are estimated at $30 billion.
Over the past eight years, the mullahs have ruled Iran with a considerable oil revenue, approximately $70 billion annual income. The question now is how the regime intends to balance its sheets with only $30 billion in oil revenue.
The budget deficit for the next Iranian year is considerable. To compensate, the mullahs will have to raise taxes. However, with negative economic growth standing at 5.8%, inflation officially at 42% (the real figure is greater than 50%) and unemployment at over 30%, taxes rises will prove dangerous for Rouhani. Faced with this contradiction, the proposed budget will not solve Rouhani endemic economic crisis.
Furthermore, the regime will need to invest $150 billion in the oil sector to maintain the current level of production (crude exports in 2013 ranged from 900,000 to 1.3 million barrels per day, while they were 4 million in 2010). Apart from its oil windfall, Iran has no other source of major income. Iran's GDP is estimated at $400 billion. However, the parallel economy outside the government's control represents 20% of GDP, which means that $80 billion are beyond Rouhani's reaches.
Government grants, a challenging minefield
Another challenge for the Rouhani government is the payment of monthly grants to families to compensate for the end to government subsidies. The Ahmadinejad administration suspended government subsidies for petrol, diesel, gas, water, electricity and bread. He pledged in return to pay 440,000 Rial (a dollar is worth 26,000 Rial) to every Iranian citizen per month. This plan has pushed up energy costs (especially diesel and gas), hurting industries and businesses. Therefore, according to a law passed by the parliament, the government must assign 20% of revenue generated from this plan in the form of aid to industries and businesses. But the Ahmadinejad government refrained from implementing this law, causing many companies to go bankrupt.
The government's distribution of money in the form of aid and benefits to the population has led to a rise in prices, triggering riots. Ahmadinejad was even forced to cut the budgets of other sectors to pay for the 72 million people enrolled in the benefits scheme. The problem now for the Rouhani government is that it has no cash to pay these monthly grants and fears a public backlash if it scraps them. Hessamedin Ashna, adviser to the president, said recently, "Certain decisions under the Ahmadinejad government resemble a minefield in the management of the country. The subsidies have placed mines throughout the country. We can neither stop them, nor continue them" (Official state news agency IRNA, December 23, 2013).
"Car crash"
Another challenge for the mullahs is that they are no longer able to pay systematic bribes to elements and supporters that form the regime's support base. Fearing protests and social unrest, the mullahs need to preserve their support base, which is estimated at around 3% of the population. Grants of lands, houses, and loans without repayment to this class had been a constant policy of the Ahmadinejad government.
But the current disastrous economic crisis does not allow Hassan Rouhani to pursue this policy.
For example, the previous budget had planned to build housing for 52,000 'faithful' (disabled war veterans, orphans, former prisoners of war), but the new budget only plans for 2,000 people. The latest budget, which lowers development costs and social assistance, prepares the ground for further discontent among the regime loyalists who could otherwise help in the event of a popular uprising.
Masoud Nili, an economic adviser to Rouhani, compared the current economic situation in Iran to a car that has crashed into a wall: "This car's former driver (Ahmadinejad) led it boldly and sometimes even drove it on two wheels, but it has now crashed into a wall. The driver of this car has changed, but it is damaged, and despite everything, we ask the car and the driver to transfer urgently the patient to hospital" (State-run media, December 23, 2013).