La théocratie iranienne entre un peuple en colère et la flotte américaine
OPINION. Les autorités américaines affirment que le déploiement au Moyen-Orient d'un groupe aéronaval autour du porte-avions USS Abraham Lincoln, tout comme le navire de guerre USS Arlington, ainsi qu'un détachement spécial de bombardiers et un système de défense aérienne Patriot, est en réaction aux informations selon lesquelles le régime iranien a l'intention d'attaquer les intérêts américains et ses forces dans la région par des groupes de miliciens sous son contrôle. Par Nader Nouri (*)
« Les Américains ne déclencheront pas une guerre et nous ne négocierons pas avec eux... », a affirmé récemment Ali Khamenei, le « guide suprême » de la théocratie au pouvoir à Téhéran. Si les Etats-Unis ne cherchent pas la guerre contre le régime iranien, alors que veulent-ils en déployant une telle force ? Quelques frappes ponctuelles ici ou là peuvent-elles mettre les autorités de Téhéran à genoux ou à les pousser à « changer de comportement », comme le réclament les Américains ?
Les Etats-Unis ont toujours la guerre d'Irak et ses conséquences à l'esprit. C'était, entre autres, suite aux informations erronées des services iraniens sur un projet de fabrication de l'arme nucléaire par l'Irak que Washington est tombé dans le piège de cette guerre désastreuse qui a coûté, selon Donald Trump, 6000 milliards de dollars, sans aucun résultat sauf davantage de chaos et d'instabilité dans la région.
Le 16 août 2018, Hassan Rohani, le président iranien, avait estimé que «Des manifestations de protestation ont éclaté dans une ville du pays en décembre dernier [2017], très exactement le 26 décembre, se propageant vite à d'autres villes (...) Mais malheureusement, le message que les puissances étrangères, surtout les Américains ont retenu de ces événements est qu'en exerçant davantage de pression, ils pourraient aggraver nos problèmes sociaux et économiques...Alors, notez bien que c'est le 12 janvier [2018] que Trump déclare que même si les autres [signataires de l'accord sur le nucléaire de 2015] ne le suivent pas, il se retirerait de cet accord. C'était donc après les [les manifestations] de décembre 2017-janvier 2018... »
Aujourd'hui on peut dire avec un haut degré de certitude que ce constat, on ne peut plus clair, du chef de l'exécutif de l'Iran, le numéro 2 du pouvoir, plutôt qu'une escalade militaire hasardeuse, est à l'origine de cette démonstration de force sans précédent. En fait, les manifestations qui ont éclaté à Machhad en décembre 2017, se sont étendues à 160 villes du pays, selon les autorités. Ce soulèvement populaire initialement motivé par les problèmes économiques, a rapidement pris une tournure politique qui a ébranlé les fondements du régime. Au neuvième jour des manifestations, Ali Khamenei déclarait déjà que cette révolte avait été déclenchée par un triangle : l'Amérique, Israël et les « hypocrites » (« monaféquine », terme religieux péjoratif utilisé par la théocratie iranienne en référence aux Moudjahidine du peuple, l'opposition principale au régime). Et cela alors que l'un des slogans très fréquents chez les manifestants est ceci : « Notre ennemi est ici même, alors qu'on nous ment en disant que c'est l'Amérique ».
Les interventions extrêmement coûteuses du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI/pasdaran), la création de divers groupes de miliciens dans plusieurs pays de la région, ainsi que la corruption endémique des autorités et la mainmise du CGRI sur l'économie du pays ont appauvri la population. A l'armée des chômeurs et des affamés s'ajoutent les milliers des Iraniens victimes des inondations particulièrement destructrices récentes et auxquels le pouvoir a été incapable de porter secours. Les très nombreux ouvriers qui n'ont pas été payés depuis des mois, voire des années, et des centaines de milliers d'agriculteurs ruinés par les inondations crient leur colère et réclament leurs droits légitimes. A cette montée de contestation, les dirigeants du régime répondent par plus de répression et par une fuite en avant belliqueuse comme en témoigne l'ultimatum lancé par Téhéran aux pays européens signataires de l'accord de 2015 sur le nucléaire, tout en renonçant aux engagements pris conformément à cet accord.
La situation est telle que toute réaction éventuelle des forces américaines aux provocations du CGRI pourrait agir comme une étincelle dans la poudrière du mécontentement et de la colère populaires. C'est d'ailleurs pourquoi les autorités américaines soulignent que le déploiement de l'USS Abraham Lincoln est un message fort destiné au régime iranien.
Dans l'hypothèse où ce dernier accepterait de changer de comportement, il serait obligé de répondre sérieusement aux revendications économiques et culturelles de la population, respecter la liberté d'expression ou encore mettre fin à la répression systématique des femmes, autrement dit signer l'arrêt de mort de la théocratie basée sur la suprématie absolue du guide suprême religieux (la doctrine velayat-e faqih), totalement hostile à la souveraineté populaire et incapable de se réformer.
(*) Nader Nouri est un ancien diplomate iranien basé à Paris, il est secrétaire général de la Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient (FEMO)