fr

Quel est le lien entre la guerre au Proche-Orient et un effondrement du régime iranien ?

Par Sara Nouri*

L'affaiblissement du Hezbollah, et par extension du réseau constitué des proxys du régime iranien dans la région du Moyen Orient, alimente les analyses les plus optimistes quant à un possible effondrement imminent de la République islamique. Un vent d'espoir souffle, en effet, parmi les analystes favorables à un changement, à mesure que le camp dit de "l'axe de la résistance" sombre dans le désespoir. Cet optimisme est-il justifié ou n'est-il qu'une illusion ? Après tout, pourquoi l'effondrement d'une organisation paramilitaire au Liban, ou encore les coups portés aux Houthis au Yémen, ou au Hamas à Gaza, entraîneraient-ils la chute du puissant mentor à Téhéran ? Pour comprendre la réalité de la situation, il est nécessaire de se pencher sur la nature historique du pouvoir en place en Iran depuis 1979.

La République islamique d'Iran, qui n'a de république que le nom, est en réalité un pouvoir absolu exercé par le clergé. Il s'agit d'un régime anachronique, qui ne pouvait raisonnablement espérer survivre au XXe siècle, et encore moins s'étirer jusqu'au XXIe. Depuis, le monde observe la montée de l'intégrisme islamique, les massacres en Iran et les guerres dans la région, le terrorisme d'Etat qui se fonde avec les narcotrafiquants mafieux en Europe et en Amérique Latine.

Du coup d'état contre Mossadegh à la fabrication de Khomeiny

Sara Nouri
Sara Nouri

Sans aucune exagération, Il s'agit effectivement d'un monstre engendré par la dictature du Shah. Dans les année 50, ce monarque despotique, soutenu par la CIA et les Britanniques, a mis fin à l'expérience démocratique du Premier ministre Mossadegh avec la complicité du clergé. Il dévia ainsi le cours de l'histoire du Moyen Orient. Il a ensuite, à l'aide de sa police politique (la SAVAK), exécuté les meilleurs éléments des dissidents de la Perse, imposant un parti unique et laissant un tel vide politique que, au moment opportun, les mollahs obscurantistes ont pu aisément profiter et s'emparer de la révolution populaire anti monarchique.

En 1979, lorsque Khomeiny a débarqué en Iran à bord d'un avion d'Air France, il était déjà trop tard. Cette théocratie, qui a réussi à imposer dans les esprits le masque d'un saint sur le visage d'un vieillard rusé et cruel, ne pouvait survivre sans éliminer toutes les voix dissidentes. Le peuple iranien, qui s'était déjà soulevé lors de la révolution constitutionnelle de 1906 contre l'alliance sombre des despotes du Palais royal et des mollahs sortis du Moyen Âge, n'aurait pas tardé à se révolter à nouveau pour marcher vers la lumière. Il fallait donc tenir ce peuple dans l'obscurité coute que coute.

A la racine des proxys, l'exportation de la Révolution

C'est pourquoi les deux piliers du maintien du régime ont été la répression interne et surtout, l'exportation de la révolution. Pour assurer sa survie, ce dernier pilier a été inscrit dans la nouvelle Constitution. Le bras armé de cette stratégie a été le "Corps des Gardiens de la révolution islamique", plus communément appelé Sepah (Corps d'armée) ou Pasdaran (Gardiens). Dans le nom officiel des Pasdaran, le mot "Iran" est absent, car sa mission dépasse les frontières iraniennes pour s'étendre à l'ensemble du monde musulman, voire au-delà. Sans cette stratégie d'exportation de la révolution ou de l'intégrisme, et sans son outil principal, le régime n'aurait jamais pu perdurer à la révolte populaire.

Les Occidentaux qui ont toléré comme un moindre mal le retour de Khomeiny en Iran n'ont pas compris, il y a 45 ans, qu'ils acceptaient l'établissement d'un « Califat » qui servirait de référence à d'autres et transformera le visage du Moyen-Orient, et à travers lui, celui du monde entier. Contrairement à certains orientalistes qui font une distinction fondamentale entre les dérives chiites et sunnites, ce Califat chiite à Téhéran a servi de modèle et d'inspiration à tous les extrémistes de la région, y compris sunnites. Le comportement et les courbettes des Occidentaux envers les mollahs de Téhéran ont fortement encouragé les autres courant à se servir de modèle et constituer leur propre « Etat Islamique ». Ainsi, après l'établissement des mollahs à Téhéran, l'invasion soviétique en Afghanistan a, sans le vouloir, favorisé l'émergence des Talibans (sunnites), tandis que l'invasion américaine en Irak a engendré la montée de Daech (sunnite) ainsi que des milices chiites. Les Houthis zaydistes (qui ne sont pas des chiites duodécimains comme la majorité des Iraniens) ont été vassalisés par les Pasdaran, et le régime d'Assad, de confession alaouite, a pu maintenir sa dictature grâce à l'aide des Gardiens de la Révolution et du Hezbollah, au prix de nombreux massacres. Au Liban, le pays des cèdres est tombé dans une impasse, entrainé par le Hezbollah, pur produit d'Ali Khameneï, l'actuel guide suprême à Téhéran qui l'a parrainé. Les Palestiniens n'ont pas été épargnés. Le régime de Khomeiny a déployé toutes ses forces pour affaiblir l'OLP d'Arafat et l'Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas, tout en favorisant l'émergence du Jihad islamique et du Hamas. Téhéran a donc contribué en partie à la montée en puissance du Hamas (Sunnite). Sans l'existence du Califat de Téhéran, le cours de l'histoire dans chacun de ces pays aurait été tout autre et sans doute moins tragique. Le Shah a enfanté Khomeiny, et Khomeiny a « Daechisé » le Proche et le Moyen-Orient, convainquant plus d'un que face à l'agressivité de l'Occident, il existe une force capable de faire preuve de cruauté, au point que l'Occident est contraint de la respecter. Lorsque ce Califat commence à fabriquer une bombe atomique, toutes les puissances du monde l'invitent à s'asseoir à leurs côtés pour négocier sur un pied d'égalité. Voilà pourquoi le modèle de la théocratie islamiste de Téhéran a servi d'exemple à d'autres. Tandis que la tête du serpent se trouve à Téhéran, ses tentacules et ramifications s'étendent partout, en Irak, en Syrie, au Yémen, au Liban, en Palestine, et jusqu'en Afrique du Sahel et au Nigeria.

Le but de cette analyse n'est pas de se pencher sur la lourde responsabilité des puissances occidentales, qui ont mené pendant quatre décennies une politique de complaisance, teinté de lâcheté, envers les mollahs d'Iran, sur les questions des otages, du terrorisme, du programme nucléaire militaire, de fabrication de missiles balistiques, du trafic de stupéfiant et surtout sur les violations des droits humains dans ce pays. Le fait de s'être laissé dupé par les « proxys politiques » de Téhéran à travers certains chercheurs et think tanks, qui ont influencé les chancelleries, n'est certainement pas une bonne excuse. Ce désistement de l'Occident et de l'Europe face à leurs responsabilités, doit être abordé séparément.

Le bouclier du régime iranien est tombé

En se concentrant sur le régime des mollahs d'Iran, on se rend compte que la mise en place du domino des proxys servait à établir les boucliers nécessaires à la survie du régime dans son rapport de force avec, d'abord, le peuple iranien, puis le reste du monde. L'épouvantail des milices étrangères faisait comprendre au peuple iranien qu'il valait mieux ne pas défier le Califat, qui se présente comme le maître du Moyen-Orient. Plus le risque d'un soulèvement en Iran se faisait sentir, plus le régime avait besoin de guerres et de montrer ses muscles dans la région pour impressionner l'intérieur du pays. Ali Khameneï l'explique mieux que quiconque : « Si nos défenseurs n'affrontaient pas l'ennemi en Irak ou en Syrie, alors il fallait se battre contre l'ennemi à Kermanchah, Hamedan ou dans d'autres provinces d'Iran ». L'ennemi en question est bien le peuple iranien.

La force Qods des Gardiens de la Révolution a été chargée d'encadrer ces milices afin de mettre en place le « Dôme de fer » de la République islamique, en instaurant une stratégie de guerre asymétrique. Le Hashd al-Chaabi en Irak, composé d'une nébuleuse de groupes, l'Ansarollah au Yémen, les Brigades syriennes al-Baqir, les Fatemiyoun afghans, les Zainabiyoun pakistanais déployés en Syrie, le Jihad islamique et le Hamas à Gaza… Mais la pièce maîtresse et centrale de ce château de cartes est bien le Hezbollah. Fondé par les Gardiens de la Révolution, Khomeiny en a confié la responsabilité et la paternité à Khameneï en personne alors qu'il était président de la République. En réalité, le Hezbollah était le diamant de ce projet de proxys. Fondé par les gardiens de la révolution, dans les années 80, depuis environ trente ans, c'est le Hezbollah qui a parrainé et encadré les Houthis ; c'est le Hezbollah qui a entrainé les milices chiites créées après l'invasion américaine en Irak ; c'est le Hezbollah qui a été déterminant pour maintenir Assad au pouvoir en Syrie ; c'est le Hezbollah qui a le dernier mot au Liban. Avant d'être libanais, le Hezbollah est la pièce essentielle des Gardiens de la Révolution.

Le Calife est affaibli

Il y a un an, Khameneï a sans aucun doute provoqué et encouragé l'attaque du 7 octobre. Mais il a pris soin d'attiser une guerre qui se limiterait en dehors des frontières de l'Iran. Après les coups portés au Hamas et au Jihad islamique durant les bombardements israéliens, qui ont entraîné, tragiquement, des dizaines de milliers de morts parmi les civils palestiniens, les coups portés depuis un mois au Hezbollah au Liban ont fait tomber le bouclier principal du Califat de Téhéran. Quarante ans d'investissement de Téhéran ont disparu en la personne de Hassan Nasrollah, le chef du Hezbollah, qui pesait aussi lourdement que Khameneï lui-même. Toutefois, si le régime de Téhéran reste en place, il est évident que le Hezbollah se remettra sur pied. Mais cela demande beaucoup de temps. Et le temps n'est pas l'atout de Téhéran aujourd'hui.

Voilà pourquoi la dictature religieuse en Iran qui a été ébranlée en 2022 par un grand soulèvement, qui a montré l'inefficacité de sa panoplie de missiles et de drones, dont le réseau des proxys s'effondre un par un et dont la pièce maitresse est pour le moment neutralisée, laisse apparaitre sa faiblesse et sa fragilité au grand jour. Le monde entier retient des épisodes récents que ce Califat est affaibli et conclu que le régime va s'effondrer.

Suivons le raisonnement. Ce régime a perdu le joyau de son appareil d'exportation de la révolution. Il va très probablement subir des frappes douloureuses de la part d'Israël. Toutefois, cela ne signifie pas un effondrement inéluctable. Rappelons-nous que durant la première guerre du Golfe persique, les attaques des alliés des Américains n'ont pas réussi à renverser le gouvernement irakien. Il a fallu l'invasion terrestre de 2003 et l'implication des soldats américains sur le terrain pour mettre fin à ce régime. On connait les conséquences dramatiques. Une invasion de l'Iran serait non seulement chimérique et contre-productive, surtout après l'amer souvenir de l'expérience irakienne, mais elle semble également impossible, au point que personne n'y songe, ni les Américains, ni les Israéliens. Ainsi, l'enjeu se limite à des frappes de moyenne ou de grande ampleur. Dans les deux cas, ceux qui s'imaginent que le régime des mollahs sera renversé du « ciel » se trompent sérieusement. Surtout, ceux qui pensent pouvoir dominer le destin de l'Iran en arrivant sur des chars israéliens ou américains comme le font penser les nostalgiques de la dictature du Shah, sont dans une illusion chimérique. Au passage, les gesticulations du fils du Shah, héritier du dictateur, qui mendie une invasion pour restaurer la monarchie, sont la risée des Iraniens, qui ne se laisseront plus une nouvelle fois dérober le fruit de leur révolution. Les Iraniens veulent se débarrasser des mollahs, mais ne veulent pas vivre sous une autre forme de dictature.

Le fer de lance du renversement est la force structurée en Iran

Khameneï le sait mieux que quiconque : ce qu'il craint le plus, c'est un soulèvement du peuple depuis l'intérieur de l'Iran, car c'est le seul moyen de renverser ce régime. On a souvent vanté l'absence de force structurée durant le printemps arabe. Mais le printemps arabe a échoué parce que dans des pays comme la Syrie, l'Irak ou ailleurs, il n'existait pas d'alternative démocratique indépendante, une force organisée, structurée, dotée d'un programme et capable de planifier les étapes de la transition, tout en ayant une implantation sur le terrain. Au contraire, en Iran, cette force existe. La grande erreur de l'Occident a été de l'ignorer, d'imaginer comme solutions : l'invasion impossible de l'Iran ou l'acceptation le statu quo en faisant des courbettes devant les mollahs. Or, ce statu quo est devenu intenable. Le monde est donc contraint de prendre en considération le facteur déterminant de l'équation iranienne : la résistance iranienne. Depuis quatre décennies, la coalition d'opposition constituée par le Conseil national de la Résistance iranienne tient tête devant les ayatollahs, démontrant une résilience hors du commun. Les unités de résistance à l'intérieur de l'Iran, constituées par l'OMPI, sont devenues la bête noire des Gardiens de la Révolution. L'existence d'une alternative œuvrant pour l'instauration d'une république démocratique et laïque, favorable à l'abolition de la peine de mort, à l'égalité des sexes et à un Iran non nucléaire, permet d'éviter le chaos en cas de renversement du régime. Au contraire, le cours de l'histoire qui fut dévié un jour avec le coup d'Etat contre le gouvernement démocratique de Mossadegh, et favorisa plus tard la montée de l'intégrisme religieux dans la région, reviendra dans son lit naturel. Enfin les peuples de la région pourront peut-être envisager de vivre en paix.

*Sara Nouri est avocate au Barreau de Paris et analyste auprès de la Fondation d'Etudes pour le Moyen-Orient (FEMO)