Une entreprise de désinformation à propos de l'Iran de Rohani
"Je pense que ce type d'activité est indispensable puisque nous assistons à une entreprise de désinformation à propos de l'Iran de Rohani. Je me suis donc proposé de parler de ce ballet diplomatique de Vienne à Genève, une sorte de jeu de dupes.
On assiste à un ballet diplomatique, qui passe par Lausanne aussi, et devrait faire une escale à Munich d'ici deux jours. C'est après-demain, le 11 février, qu'il y aura une nouvelle rencontre autour de la question de la Syrie.
Dans cette chorégraphie, l'Iran - excusez-moi pour aller vite je dirais l'Iran plutôt que la république islamique d'Iran et pécherai en commettant un géographisme -, l'Iran donc occupe une place centrale avec une transformation non pas de son rôle mais de la représentation de la vision qu'on a de ce pays.
Finalement, cette république islamique d'Iran, qualifiée à juste titre d' « Etat voyou « dans les années 2000, serait en passe de devenir un membre honorable de la communauté internationale, et on l'imagine même comme le futur stabilisateur hégémonique au plan régional (au Moyen-Orient). C'est un scénario qui laisse circonspect et qui tient même de l'imposture.
Si on va à l'essentiel, ce sont les Occidentaux qui ont fait des concessions, et des concessions majeures puisqu'ils ont avalisé le prétendu droit à l'enrichissement de l'uranium. L'Iran conserve son infrastructure et il est reconnu comme un Etat du seuil. En contrepartie, on a semble-t-il gagné du temps. C'est vrai que cette variable temporelle, dans les situations géostratégiques, et dans les configurations géopolitiques, est importante. Cela dit, il n'est pas sûr que cette variable joue à notre avantage : in fine, 10 ou 15 ans ce n'est pas grand chose par rapport à un programme qui s'enracine dans la durée (il faut raisonner en termes de décennies, au moins sur trente ans, pour comprendre le déploiement de l'effort nucléaire iranien).
On nous a expliqué que tout était question de vérification de contrôle, tout un discours très technicien qui a été tenu, bref la situation semble être sous contrôle. En dernière analyse j'aurais tendance à penser que tout repose sur la confiance - la question est de savoir si on peut faire confiance à ce régime - et cette confiance renvoie à une croyance : la croyance dans la transformation interne de cette république islamique.
Cela mène à mon deuxième point, à cet exercice de marketing politique, de communication politique, de « storytelling » diraient les publicitaires. Un exercice monté au départ, je pense, pour justifier le recul occidental par rapport aux exigences initiales. Depuis, ce récit s'est autonomisé et il est pris pour argent comptant.
Quelles sont les lignes de force de ce storytelling? La république islamique serait sur le chemin de la modération. Ce qui prévaudrait aujourd'hui, c'est la volonté de s'insérer pacifiquement dans les réseaux de la mondialisation. In fine, la quête de prospérité l'emporterait sur la volonté de puissance. Mieux, l'Iran serait au seuil d'un retournement géopolitique. Cette république islamique serait en passe de devenir une force d'équilibre de modération au Moyen-Orient, ce qui permettrait, nous a-t-on expliqué il y a quelques mois, ce qui permettrait de régler ce double conflit syrien et irakien. En contrepoint la Turquie, l'Arabie saoudite les Etats du Golfe, voire Israël, sont chargés de tous les maux. Malheureusement, on retrouve ça dans toute la presse y compris une presse convenable si je puis dire, qui fait un véritable travail d'information. Ce récit n'est pas seulement destiné à quelques fanatiques du Web, loin s'en faut.
J'en arrive à mon troisième point. Pendant que ce récit s'autonomisait, et devenait ce qu'on pourrait appeler une nouvelle doxa, i.e. une sorte de nouveau lieu commun, le Guide suprême et les Gardiens de la révolution préparaient avec la Russie une intervention militaire en Syrie.
Cette intervention militaire ne vise pas à ouvrir ou mettre en place les conditions militaires d'une transition politique, pour pouvoir ensuite organiser un front commun contre l'État islamique. Cette intervention militaire vise à sauver le régime syrien de Bachar El Assad, ce dernier étant le point d'intersection entre la république islamique d'Iran d'une part, la Russie de Vladimir Poutine d'autre part.
Les objectifs sur le terrain sont assez bien circonscrits : sanctuariser (j'hésite de parler de sanctuarisation parce que le terme implique la sainteté), entourer d'un cercle de feu le Nord-Ouest syrien, ce qui correspond à ce qu'on appelle parfois le réduit alaouite (il n'est pas ethniquement homogène) ; dégager et reprendre le contrôle de l'axe Alep-Damas ; couvrir les zones qui sont sous le contrôle du Hezbollah.
Bref, cette intervention militaire s'inscrit dans le projet d'expansion et de domination qui est celui de Téhéran depuis le golfe Arabo-Persique jusqu'à la Méditerranée orientale. On insisté à juste titre sur le rôle de l'aviation russe et on aussi des milliers de combattants chiites qui sont engagés dans cette guerre (les estimations vont de 10.000 à 30.000). A juste titre, on peut parler de « pan-chiisme ».
Malgré tout, les Occidentaux ont voulu croire au rôle constructif de Moscou et Téhéran, et ils ont négocié avec eux les termes d'une résolution des Nations Unies (résolution 2254, le 18 décembre 2015), celle-ci évitant soigneusement tout ce qui fâche, notamment le sort de Bachar el-Assad. Le jour même où s'ouvraient les « pourparlers », Russes et Iraniens lançaient une offensive sur Alep, aux allures d'épuration ethnico-religieuse, et la conférence de Genève s'est avérée être un leurre stratégique. Décidément, le régime iranien, pas plus que celui de Poutine, n'est digne de confiance.
En guise de conclusion, j'insisterai sur le fait que l'échec de Genève ne signifie pas un simple retour au statu quo ante sur le théâtre syrien : Américains et Occidentaux ont dilapidé un peu plus leur capital politique, en entrant dans le jeu russo-iranien, et les soutiens régionaux de l'opposition syrienne sont affaiblis. Si les positions russo-iraniennes sont provisoirement renforcées, le conflit peut encore escalader, avec un possible regroupement de combattants de l'opposition syrienne autour de l'« Etat islamique ». Au vrai, Damas, Moscou et Téhéran cherchent à éliminer toute les forces tierces, autres que celle du jihadisme sunnite, pour mieux justifier leur entreprise.
Autre leçon, Téhéran et Moscou se montrent tels qu'ils sont : des puissances revanchardes et révisionnistes, fondées sur l'opposition à l'Occident, qui cherchent à détruire l'ordre international issu de la fin de la Guerre Froide. A cet égard, soulignons que le Moyen-Orient est le théâtre d'un conflit plus général aux allures de nouvelle guerre froide.
Enfin, il ressort de tout cela que l'Occident peine à comprendre que l'Autre n'est pas le Même. Ses dirigeants veulent se persuader que leurs homologues russes et iraniens sont en quête d'un « deal » honorable, d'un accord « gagnant-gagnant » : ils se leurrent.
Malheureusement, la thèse de Francis Fukuyama sur la « fin de l'Histoire » est un juste portrait socio-psychologique des sociétés occidentales post-modernes.
Je vous remercie.